« Notre » Père – Quelle fraternité ? L’Eglise : Un frère pour les autres. Une théologie de la substitution

Cycle de CATÉCHÈSE SUIVIE SUR LE NOTRE PÈRE

« Notre » Père

Quelle fraternité ?
L’Eglise : Un frère pour les autres. Une théologie de la substitution

Ce petit mot « Notre » nous aura conduits loin dans la réflexion. Il oblige au réalisme d’une fraternité concrète qui cependant pour demeurer authentique doit tendre vers l’universel. Achevons maintenant notre réflexion sur ce terme en tenant de comprendre le sens de l’universalité de l’Église et de la fraternité chrétienne. On pourrait résumer la réflexion qui vient ainsi : Le véritable universalisme est celui d’une fraternité non ésotérique, non pas contre mais pour le tout au service du tout, un service de la totalité vécu dans la mission, l’agapè et la souffrance.

La fondation de l’Église, œuvre du Christ établit de fait une dualité dans l’humanité : une Église et une non-Église. Cependant l’œuvre du Christ concerne toute l’humanité et non une partie. Mais ce salut de la totalité s’accomplit dans une opposition en tension entre le petit nombre et la multitude. Le petit nombre est le point d’appui au moyen duquel Dieu veut sauver la multitude. Il faut comprendre toute élection en regard du Christ et de la substitution qu’il réalise. Celui qui est sans péché est élu pour expier le péché du monde, pour être en ce sens l’objet de la réprobation divine, porter le destin de la réprobation qui frappait tous les hommes sans exception. Le seul digne de salut prend sur lui le contraire, toute la perdition. Dans l’élection de Jésus-Christ qui est la volonté divine éternelle, Dieu destine le oui, c’est-à-dire l’élection, la béatitude et la vie à l’homme, et il réserve le non, c’est-à-dire la réprobation, la damnation et la mort à lui-même dans le Christ. En soi Dieu doit réprouver le pécheur et élire le juste. Mais dans le Christ, cet en-soi est retourné, renversé par le paradoxe de la grâce. Saint Paul nous le fait comprendre de manière lumineuse lorsqu’il affirme : « Celui qui n’a pas connu le péché, Dieu l’a pour nous identifié au péché, afin qu’en lui nous devenions justes de la justice même de Dieu. ( 2 Co 5,21)

Le seul juste, de soi donc le seul digne d’élection devient le réprouvé prenant sur lui la réprobation de tous, et par suite en lui et par lui, il fait de tous des élus à sa place, tout comme lui-même en nous et par nous devient réprouvé. Dieu se réserve la damnation pour nous donner accès à l’élection en laquelle par notre délivrance le Christ en personne est à son tour réintroduit. Ce qui s’accomplit dans le Christ, cet échange, ne se restreint pas à sa personne, mais se reflète dans toute l’histoire du salut. L’élection de l’un, qui est toujours non-élection de l’autre est telle que l’élu est choisi en vue du non-élu dont il doit par substitution porter la non-élection, de sorte qu’il devient lui-même le non-élu et l’autre l’élu. L’histoire des couples de frères ne s’achève toujours que provisoirement à la réprobation de l’un et l’élection de l’autre. La parabole du fils prodigue ou la doctrine de Paul en Rm 9-11 montre le renversement : la réprobation introduit en définitive dans l’élection elle-même, le réprouvé sera finalement élu et cela dans sa réprobation même. Le Christ est le réprouvé et l’élu et tous trouvent en lui leur place, leur nécessité. En lui, on voit qu’il n’y a pas qu’une opposition relative mais qu’avant tout dans leur opposition tous sont frères. De même que l’élection de Jésus-Christ atteint son but et s’accomplit justement dans la substitution qui en fait une réprobation, et de même qu’inversement cette réprobation confirme son élection, de même les élus et les réprouvés ne sont pas situés les uns contre les autres mais les uns auprès des autres, les uns pour les autres. Le mystère de la substitution constitue la base de toute élection. Ce mystère réalisé dans le Christ, se poursuit en un système général de substitution à travers toute l’histoire du salut et est même la loi structurelle de toute cette histoire. A chaque fois ce sera l’échange exemplaire du Christ qui sera répété. Toujours l’élu, appelé par grâce à la connaissance de la foi et de la charité, devra se tenir prêt à être le réprouvé par substitution, par qui l’autre sera en échange associé à l’élection. L’un est là pour l’autre. Dieu a une audacieuse confiance en nous, nous associant à lui dans ce système de substitution.

Ce système de substitution ne peut être soutenu par des individus isolés mais il trouve sa représentation adéquate dans l’opposition entre Église (laos) et non-Église (ou-laos). L’Église est toute entière dépositaire de cette élection par substitution dont la mission suprême est de devenir réprobation par substitution. La tâche de l’Église en cela est dynamique. Il ne peut jamais être question pour les individus de s’isoler en tant qu’élus, ou pour l’Église en tant que communauté élue devant ce qui n’est pas un peuple. L’élection est toujours au fond élection pour les autres. Pour l’Église, l’élection s’identifie à la mission, à la tâche missionnaire. L’Église est toujours « un espace ouvert ». Pour ce qui relève du sentiment fraternel, il faut affirmer ceci : autant il importe pour l’Église de parvenir à l’unité d’une fraternité unique, autant il lui est nécessaire de rester consciente de n’être que l’un des deux fils, un frère près d’un autre frère, et de comprendre que sa tâche ne consiste pas à condamner mais à sauver l’autre frère.

Il faut que l’Église se réunisse de fait en une solide fraternité intérieure pour être réellement un frère. Mais l’Église ne veut pas être un frère pour s’isoler et se séparer de l’autre mais parce que seulement ainsi elle pourra accomplir sa tâche envers l’autre. Exister pour ce frère est le sens le plus profond de son existence, fondée elle-même totalement sur l’existence de substitution de Jésus-Christ.

Ainsi on peut assumer l’existence de deux zones de comportement moral. A l’opposé des lumières et du stoïcisme, le christianisme affirme d’abord l’existence de deux zones différentes, et n’appelle frères tout court que ceux qui partagent la même foi. Mais en même temps, toute forme d’ésotérisme est étrangère à ce qu’il est. La séparation des uns trouve son sens ultime dans le service accompli en faveur des autres qui restent au fond l’autre frère et dont le destin est remis aux mains du premier. C’est en réalisant la fraternité intérieure que l’Église devenant frère est gagné par l’élan missionnaire.

Les formes concrètes de ce service sont : l’annonce missionnaire sans galvauder la parole, inlassable mais dans le bon temps et le bon lieu pour ne pas tenter de tromper par une parole affadie qui cherche à éviter d’être incomprise. L’Église doit proclamer au monde la parole de Dieu venue dans le Christ, et rendre dans le monde un témoignage public à l’œuvre publique du salut de Dieu de sorte que tous puissent l’entendre.

Il y a aussi l’agapè (quelle grâce si tu aimes seulement ton frère comme les païens ?). Il y a tout d’abord le comportement des chrétiens entre eux qui a une force attirante et exemplaire et est une mission dans l’action, une lumière pour tous au sein d’une génération égarée et pervertie. Il y a aussi l’œuvre d’amour envers ceux qui ne les aiment pas, œuvre gratuite n’exigeant aucun retour, amour accordé à tous ceux qui en ont besoin, car tous ceux qui sont dans ce besoin sont frères du Christ et dans la rencontre s’opère l’épiphanie du Christ.

Il y a enfin l’œuvre de la souffrance du chrétien par rapport aux infidèles, souffrance à la suite du maître pour eux et à cause d’eux. La parole du maître « le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude » vaut aussi pour les disciples. Elle est la loi fondamentale de leur vie. Cette œuvre de souffrance est l’œuvre principale du Christ. Comme le dit en effet saint Paul en Ep 2, 13-18 : « Mais maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui autrefois étiez loin, vous êtes devenus proches par le sang du Christ. C’est lui, le Christ, qui est notre paix : des deux, le Juif et le païen, il a fait une seule réalité ; par sa chair crucifiée, il a détruit ce qui les séparait, le mur de la haine ; il a supprimé les prescriptions juridiques de la loi de Moïse. Ainsi, à partir des deux, le Juif et le païen, il a voulu créer en lui un seul Homme nouveau en faisant la paix, et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps par le moyen de la croix ; en sa personne, il a tué la haine. Il est venu annoncer la bonne nouvelle de la paix, la paix pour vous qui étiez loin, la paix pour ceux qui étaient proches. Par lui, en effet, les uns et les autres, nous avons, dans un seul Esprit, accès auprès du Père. » Par le sang du Christ, par sa chair crucifié par le moyen de sa croix, il nous a réconcilié les uns avec les autres et avec le Père. Aucune œuvre ne pourra être du Christ sans passer par cela. Et ainsi, les disciples resteront toujours le petit nombre opposé comme tel à la multitude, au grand nombre, de même que Jésus l’unique s’oppose au grand nombre de toute l’humanité. La voie est étroite, les ouvriers sont peu nombreux, de même que les élus. C’est le devoir du disciple d’être comme le Christ pour beaucoup, non pas contre mais pour beaucoup. Quand toutes les autres issues sont bouchées, il reste la voie royale de la souffrance par substitution aux côtés du Seigneur. Quand l’Église succombe, elle célèbre sa victoire d’être proche du Seigneur. Quand elle est appelée à souffrir s’accomplit parfaitement sa mission la plus profonde : se substituer au frère égaré, et ainsi le réintégrer secrètement dans la plénitude de la filiation et de la fraternité. Dans la relation entre le petit nombre et la multitude se manifeste la vraie dimension de la catholicité. Numériquement, elle ne sera jamais pleinement catholique, c’est-à-dire universelle, elle restera toujours un petit troupeau – avec peut-être en son sein de nombreux faux frères. Mais dans sa souffrance et dans son amour, elle ne cesse d’exister pour la multitude, pour tous. Dans son amour et sa souffrance, elle franchit toutes les frontières, et est vraiment catholique.

Père Ambroise Riché