« Notre » Père – Quelle fraternité ? Frère parce que vivants dans le Christ

Cycle de CATÉCHÈSE SUIVIE SUR LE NOTRE PÈRE

« Notre » Père

Quelle fraternité ?
Frère parce que vivants dans le Christ

La fraternité chrétienne est avant tout fondée sur la paternité universelle de Dieu. Pas impersonnelle comme le Portique, ni vague et indécise comme les lumières, la paternité de Dieu est une paternité dont le Fils est médiateur, incluant le Fils dans l’unité fraternelle. Pour que la fraternité chrétienne devienne une réalité vivante, il est nécessaire qu’y soit vécues la connaissance de la paternité de Dieu et l’unité par grâce avec le Christ Jésus.

On l’a vu au commencement de notre réflexion sur le Notre Père. La paternité chrétienne est unique. Ce n’est pas celle de la pensée mythique qui voit dans le ciel la puissance génératrice primitive, qui, unie à la terre mère, produit la vie du monde, ni celle de la philosophie grecque qui spiritualise cette représentation sans lui enlever sa teneur fondamentale qui est d’être impersonnelle et idéelle (cf. l’idée éternelle et transcendante du Bien comme Père chez Platon). On voit même un retour au naturalisme dans le stoïcisme. Jamais l’homme n’est confronté à un Dieu-Père personnel, attentif, aimant. Le Père n’est que le sommet du cosmos. Il n’y a pas de notion non cosmique et personnaliste du Père, la seule qui en définitive donne à cette paternité de Dieu une exigence réelle et donc à la fraternité de ses enfants, une véritable vie et une signification.

Cette notion-là ne se révèle que dans la bible et ne se découvre qu’aux yeux de la foi. Voir que les hommes sont frères n’est accordé qu’à celui qui dans la foi a entrevu la plénitude de la paternité divine. Le Dieu de la bible n’est pas le Dieu des philosophes mais celui des vivants, celui de Jésus-Christ. En Jésus-Christ, Dieu n’a pas seulement interpellé les hommes, il s’est mis à portée de leur appel, devenant homme et se mêlant ainsi au dialogue des hommes. Dieu entre dans la communauté de dialogue qui unit tous les hommes dans une réciprocité d’êtres de la même condition.

Remarquons tout de même que dans les évangiles, le titre de Fils de Dieu désigne chez Jésus non son être intra-trinitaire mais sa réalité de Messie roi, représentant tout Israël. On sait en effet que dans l’Ancien-Testament le peuple d’Israël en son entier était appelé fils de Dieu, en vertu de l’élection. On sait aussi que le roi, comme figure incarnant tout le peuple, recevait lui-aussi au nom de cette représentation du peuple le nom de fils de Dieu. Le roi, qui était l’oint, le messie était donc fils de Dieu. Mais, malgré ces appellations, le peuple était dans l’attente du véritable Messie, vrai fils de Dieu, qui serait le roi d’Israël et conduirait son peuple à la paix. Et voici que Jésus est le véritable Messie, le véritable roi, le vrai Fils de Dieu. Il est au sens plein le vrai Israël, vraiment et davantage Fils que le peuple et le roi. Mais il est celui qui vrai Fils dans son être, véritable messie et roi, représente tous les hommes, et vient justement, en tant qu’il nous représente tous, pour partager cette filiation. Il vient pour faire de nous des fils et des frères.

A partir de là on comprendre que d’appeler Dieu Père n’est pas simplement un simple sentiment amoureux du cœur à l’égard de Dieu. La disposition d’amour confiant et de pur dévouement, cela peut se trouver dans les prières du judaïsme. Il ne s’agit au fond que d’un état d’âme. Ce qu’il y a de neuf dans l’usage du mot « Père » par le Nouveau-Testament, ce n’est pas un nouvel état d’âme, ce n’est pas une nouvelle intimité subjective ; ce n’est pas une idée nouvelle, c’est un fait nouveau dont le Christ est l’auteur. Ce fait est notre incorporation au Christ, source de notre véritable dignité de fils. Ce qui est valable pour les notions de paternité et de filiation vaut tout autant pour celle de fraternité. Celle-ci est fondée sur notre état d’incorporation au Christ Jésus, sur l’unicité du seul homme nouveau. La qualité de frère chrétien est élevée par-delà le domaine des idées, à la dignité d’une authentique réalité, qui s’est réalisée de fait, et continue à se réaliser, dans l’événement qui concerne le Christ. L’acte qui produit cette incorporation est d’abord le baptême – revivifiée dans la pénitence. La consommation de notre unité physique toujours nouvelle est la célébration eucharistique. La réalité qui sert de base au sentiment chrétien de fraternité, et qui est au centre de la discipline chrétienne et du nouveau peuple, est donc le repas fraternel de l’eucharistie La fraternité chrétienne se distingue ainsi de toutes les autres, par son caractère de réalité au sens strict, réalité saisie dans la foi, réalité assimilée dans les sacrements.

C’est donc – on le voit en particulier dans la théologie des Pères – dans le baptême qu’on accède à la qualité de frère. La régénération – dont Dieu est Père et l’Eglise mère – est le moyen d’accéder à la fraternité chrétienne. Avec cette compréhension existe toujours le risque d’assimilation de la religion chrétiennes aux religions à mystères et donc aussi de repliement sur soi de la communauté, qui peut expliquer la persécution subie par les chrétiens qui elle-même a pu contribuer à la fortification de la cohésion interne du groupe. L’Eglise persécutée est cependant toujours restée ouverte missionnaire. Dans le martyre, a toujours éclaté le témoignage d’un sentiment fraternel même pour les bourreaux. On voit ainsi en résumé que le sentiment fraternel repose d’un côté sur la communauté d’origine qui unit tous les hommes et de l’autre sur la confession commune de Dieu et du fait de s’abreuver ensemble de l’Esprit de sainteté.

Le Christ n’a pas appris à dire Père ; il nous a appris à dire Notre Père. En d’autres termes, l’accueil de la paternité de Dieu doit comprendre le consentement à la communauté des frères. Dire Notre Père implique la conscience du développement nécessaire et simultané d’une double relation : relation de foi à Dieu impliquant confiance et amour, dans le Dieu fidèle, qui a maintenu son alliance au-delà de nos infidélités jusqu’à faire de nous ses fils et filles ; relation au frère impliquant l’oubli de soi. Devenir chrétien, c’est être incorporé au Christ, devenir fils dans le fils. Entrer dans le Christ, ça signifie sortir de son moi propre ; détruire la tendance qui fait du moi un absolu. Devenir un homme unique et nouveau dans le Christ implique de faire brèche au particularisme du moi individuant, à l’affirmation autonome de l’égoïsme naturel. Jésus n’est pas seulement un modèle moral à imiter en privée ; mais celui qui croit en Jésus doit briser les limites de son moi privé, dans l’unité du Corps du Christ. La vraie morale chrétienne est une morale du dépouillement, une morale du corps du Christ et donc celle d’une fraternité nécessaire.

Père Ambroise Riché